mardi 31 mai 2016

CE QUE J'APPELLE OUBLI

CE QUE J'APPELLE OUBLI

CRÉATION 2023

 


« Ce que j’appelle oubli » de Laurent Mauvignier est dans la veine des recherches de la compagnie. De l’octosyllabe des « Soliloques du pauvre » à l’absence de ponctuation et à l’anaphore du « je m’appelle » d’Enzo Cormann, Garniouze Inc. formalise dans ses travaux, avec ce texte, une tentative de triptyque. La compagnie s’attèle au troisième panneau de ces œuvres monologuées : Le soliloque, l’énumération, l’adresse introspective. « Ce que j’appelle oubli » est librement inspiré d’un fait divers « quand il est entré dans le supermarché, il s’est dirigé vers les bières. Il a ouvert une canette et il l’a bu. À quoi a-t-il pensé en étanchant sa soif, à qui, je ne le sais pas. Ce dont je suis certain, en revanche, c’est qu’entre le moment de son arrivée et celui où les vigiles l’ont arrêté, personne n’aurait imaginé qu’il n’en sortirait pas ». L’œuvre nous questionne sur la valeur d’une vie dans nos sociétés modernes, celle de nos conditions humaines, sur nos errances, sur nos rapports sociaux, nos regards qui se détournent.  Elle pose un regard sur nos soifs de justice et nos injustices cachées et honteuses, sur nos espoirs déçus, nos vies syncopées, nos espérances… L. Mauvignier questionne là encore des thèmes qui lui sont chers : la mémoire, la violence sociale, les rapports de famille, l’identité perdue, la disparition. Ce texte est composé d’une seule phrase qui ne commence pas (absence de majuscule) ni ne se termine (pas de point final), courant sur une soixantaine de pages. Les mots imposent un rythme et un souffle unique quand il n’y en a justement plus, le protagoniste mourant asphyxié par ses bourreaux. Cet aspect du texte est ce qu’il y a de plus saisissant, au-delà de l’horreur qui nous étreint, imprimant par là une perception rythmique unique, qui est en soi une prouesse littéraire, un pari à tenir en terme de jeu. Le narrateur est « un témoin fantôme » de l’évènement, qui livre petit à petit les points de vue des différents protagonistes. Ici les faits sont bruts. La description participe au réalisme et à l’insupportable exacerbés par cette étrange impression de calme et de tranquillité face à l’horreur de ce qui nous est raconté. Le récitant qui semble connaître intimement la victime s’adresse au frère du défunt, nous tous. Il nous plonge dans une traversée intime du récit, de manière concernée. Au-delà de la chronique des faits qui occupe la première partie, on plonge lentement vers un regard et une pensée plus globale, qui ouvre notre perception sur le champ social. Dans un troisième temps, l’auteur finit par donner la parole à la victime pour servir un ton fait d’inimaginables, d’espoirs et de possibles. La canette de bière est l’objet par qui tout arrive. Elle est le « fruit défendu ». Comment, à travers cet objet si courant, l’impensable arrive. Un travail autour de la présence de l’objet canette dans la scénographie est envisagée : éparses au sol et matière façonnable pour créer des objets scénographiques ou des espaces symboliques, référence plastique au « nouveau réalisme » (Arman, César, Hirschorn). En reprenant les objets de la société, on en fait des reliques, des symboles puissants de la consommation. Le compactage en cela symbolise aussi le déchet, le superflu, le recyclable, le broyage de l’âme, l’oubli. Le rapport public sera intime, l’adresse et le tutoiement se doivent atteindre la personnalité de chacun ; que l’on se transpose dans ce qui paraît très personnel, mais aussi dans ce que chacun de nous exprime de composant du corps social. À la manière d’obsèques publiques célébré pour la victime, ses amis d’infortune sont rassemblés pour cet ultime hommage. Ils semblent être des récupérateurs de canette, fondeurs d’aluminium et fabricants d’objets artisanaux. L’oraison funèbre informelle d’un parent, d’un ami, d’un proche commence. L’un d’entre eux prend la parole, un autre attrape sa guitare : « et ce que le procureur a dit c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu ...»...