Télérama – 23
juin 2012
RICTUS
D'après
« Les Soliloques du pauvre », de Jehan Rictus
T T T on aime passionnément
« Merd', v'là l'Hiver et
ses dur'tés/V'là l'moment de n'pus s'mettre à poils. » Avec son « vagabondage octosyllabique », Garniouze, alias Christophe Lafargue, démarre fort.
Pendant une heure et quart, on suit à la trace cet homme froissé, déclassé,
dénonçant tout à trac les arnaques de la charité, l'absence de femme et
l'épuisement de Dieu... De monument aux morts en perron d'église, le comédien
issu du Phun, compagnie emblématique de la région toulousaine, trimballe sa
peur et sa colère dans un meuble à roulettes. L'homme compte les rimes sur ses
doigts, fout le feu à des papiers extirpés d'un tiroir, fait surgir quelques
rêves fragiles d'une poubelle. Le public, fatalement clairsemé — il faut bien
s'accrocher pour entrer dans cette langue et dans cette histoire —, lui emboîte
le pas, subjugué par sa présence quasi messianique. Le texte, lardé d'argot,
éclate d'actualité... Il date de 1897 et est signé Jehan Rictus (Les
Soliloques du pauvre, éditions Au
diable vauvert). On pense à La Faim,
de Knut Hamsun, publiée en 1890. Entre les hallucinations du Norvégien et les
divagations de l'héritier de la Commune, une même solitude, une même fureur de
dire. — Mathieu Braunstein
| Les 22 et 23 juin, à Villeurbanne (69), Les
Invites, tél. : 04 72 65 80 90 | Les 30 juin et 1er juillet, à
Sotteville-lès-Rouen (76), Viva Cité, tél. : 02 35 63 60 89. | Le 19 juillet, à
Lodève (34), Voix de la Méditerranée, tél. : 04 67 88 41 09 | Les 26 et 27
juillet, à Ax-les-Thermes (09), Spectacles de grands chemins en vallées d'Ax,
tél. : 05 61 64 60 60... | Toutes les dates sur garniouze-inc.blogspot.fr/
Le 23/06/2012
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Spectacles - Théâtre - Théâtre de rue -
Spectacle déambulatoire
Note de la rédaction :
T T T Bravo
Rictus
Christophe Lafargue, dit Garniouze, fraye, depuis vingt ans,
avec des compagnies de rue aussi estimées qu'Okupa Mobil et Le Phun. Pourtant,
ce n'est que l'été dernier qu'il a été la révélation du festival Chalon dans la
rue, avec un solo bouleversant et fiévreux. Lors d'un vagabondage urbain, il
éructe de sa voix rauque les "Soliloques du pauvre" d'un certain
Jehan Rictus. Nous le suivons pas à pas, impuissants et émus, trébuchant sur
les mots qu'il balance comme de lourdes accusations. "J'suis l'homme
moderne qui pouss' sa plainte. Et vous savez ben qu'jai raison." Raison,
en tout cas, de dire ce que les autres taisent, de percer le silence de l'indifférence.
Avec une hargne troublante et désespérée. Une performance d'acteur
exceptionnelle !
Thierry Voisin
Stradda-Octobre2011
La passion des arts de la rue chevillée au corps, Christophe Lafargue,
alias Garniouze, bat le pavé depuis plus de vingt ans. Cofondateur de feu Okupa
Mobil – un collectif de clowns toulou- sains– et comédien au sein du Phun, il
ressent la nécessité d’une création personnelle. Son solo « Rictus » s’inspire
du recueil de poèmes de Jehan- Rictus « Les Soliloques du pauvre » qui fait entendre la
voix d’un clochard avide de fraternité, d’égalité et de liberté. Un texte écrit
à la fin du xixe siècle pour lequel il « tombe en amour ».
Honneur aux vaincus.
Jehan-Rictus –
de son vrai nom Gabriel Randon – détourne la poésie classique octosyllabique en
lui injectant le langage populaire des faubourgs parisiens. Il élide les
syllabes, se rit des « e » muets et farcit ses vers d’expres- sions argotiques
saisissantes. Glaneur infatigable d’une gouaille superbe aux images neuves,
l’auteur scande ses poèmes dans les cabarets montmartrois, les fêtes syndicales
et politiques et dans les dîners mondains. A la même période, son frère de
plume, de cœur et de rage, le poète libertaire Gaston
Couté,écritenpatoisbeaucerondesverségalement de huit pieds. On retrouve la même
puissance méta- phorique qui rend hommage « aux vaincus ». Jehan- Rictus les nomme
aussi «les écrasés, les broyés, les sans-espoir, les sans-abri, les
sans-baisers... aux dents allongées par la faim ».
Plusieurs spectacles ont été créés en salle ces
dernières années autour des « Soliloques », mais le grand mérite de
Garniouze est de les restituer à la rue. De les donner à entendre dans le lieu
même qui les a
inspirés. Loin dans le temps, mais proches de
nous. En un parcours vagabond – une zone commerciale, un square, un terrain
abandonné–, le comédien fait résonner, lors de six haltes, l’âpreté et la
beauté de ce texte au cœur de notre quotidien urbain sans épouser les clichés
passéistes du clochard à baluchon et accordéon.
“Y’a de quoi roter”.
Dans une mise en scène
dépouillée, avec pour seul bagage une armoire de bureau à tiroirs et à
roulettes qui contient quelques menus souvenirs et de quoi faire un feu, le
personnage s’agrippe à ses mots comme à une bouée de sauvetage pour continuer
d’avancer un pas après l’autre. Il apostrophe, tempête, se désespère, se
confie, tour à tour résigné et révolté. Et fait aussi la nique aux bons
sentiments : « Tout le monde parle de pauvreté, y a de quoi roter ! »
L’univers sonore, concocté par François Boutibou
et mixé en direct, accompagne sobrement le monologue poétique et offre
plusieurs incursions temporelles actuelles, tel l’extrait d’un discours de
Michèle Alliot-Marie proposant « le savoir-faire de nos forces de sécurité» à la Tunisie, au moment
même où les morts se comptaient par dizaines.
Jehan-Rictus fut surnommé «le poète épique de
la misère moderne». La modernité n’a malheureusement pas pris une ride, si ce n’est
celle du rictus au coin des lèvres, trace d’une profonde douleur creusée au fil
des siècles. Avec le grain rocailleux de sa voix, Garniouze porte à plein
gosier la parole des déclassés qui ne l’ont pas. Une harangue salutaire. Hier
comme aujourd’hui. G C.D.
Le
Clou dans la planche - le 16 Septembre
2011
Rictus Divers
"Viv' la gaîté ! j'ai pas d'chaussettes ;
Mes rigadins font des risettes ;
Mes tas d'douillards m'servent d'chapeau ;
Mais avec vous j'chang'rai pas d'mise.
Qué qu'ça fait qu'on n'ait pas d'chemise,
Quand qu'on a du coeur sous la peau ?"
Jean Richepin, Pas frileux (1876)
Mes rigadins font des risettes ;
Mes tas d'douillards m'servent d'chapeau ;
Mais avec vous j'chang'rai pas d'mise.
Qué qu'ça fait qu'on n'ait pas d'chemise,
Quand qu'on a du coeur sous la peau ?"
Jean Richepin, Pas frileux (1876)
Le murmure n'a cessé d'enfler depuis
le mois de mai et sa sortie d'Usine, prenant du volume avec le récent festival
de rue de Ramonville sur le ton de l'exclamation incrédule, du point de
suspension entendu et de l'exhortation : "Tu n'as pas vu Garniouze ? –
Garniouze ? Ah... – Il faut que tu ailles voir Garniouze." Il fallait donc
aller voir Garniouze, en l'occurrence à Pouze (quelque part loin, au-delà de
Montbrun-Lauragais) où l'invitait Arto en guise de "plus" au festival
de Ramonville.
Garniouze, c'est un peu le parangon de l'artiste de rue : né au spectacle sur le pavé, ne jouant que sur le bitume, à la rigueur en pleins champs, et jurant ses dieux petits ou grands que jamais au grand jamais on ne le verra dans un théâtre. Et il disparaîtra un jour, lointain de préférence, n'ayant jamais connu la chaleur et la lumière des plateaux... On ne s'étonne pas, pour le coup, qu'après avoir fait longtemps le clown il se saisisse aujourd'hui des vers manchots de Gabriel Randon dit Jehan Rictus dans un spectacle éponyme, construit sur des extraits des Soliloques du Pauvre (1897-1921). Oublié, peu à peu retrouvé, on n'avait jusque-là connu du poète que Les soliloques de Serge Dekramer et Michèle Lazès, il y a deux ans à la Cave Poésie. En salle...
Garniouze, c'est un peu le parangon de l'artiste de rue : né au spectacle sur le pavé, ne jouant que sur le bitume, à la rigueur en pleins champs, et jurant ses dieux petits ou grands que jamais au grand jamais on ne le verra dans un théâtre. Et il disparaîtra un jour, lointain de préférence, n'ayant jamais connu la chaleur et la lumière des plateaux... On ne s'étonne pas, pour le coup, qu'après avoir fait longtemps le clown il se saisisse aujourd'hui des vers manchots de Gabriel Randon dit Jehan Rictus dans un spectacle éponyme, construit sur des extraits des Soliloques du Pauvre (1897-1921). Oublié, peu à peu retrouvé, on n'avait jusque-là connu du poète que Les soliloques de Serge Dekramer et Michèle Lazès, il y a deux ans à la Cave Poésie. En salle...
Mouise, chimère etc.
Le pauvre de Garniouze, lui, est un
vrai gueux de rue, intemporellement moderne dans son costard élimé, sa limace
qui fut blanche et son bénard filé en quenouille. Il se révèle à l'attention
sans éclat, par surprise, dans la montée d'un marmonnement ; celui du poète
cherchant ses vers un à un, les gribouillant à la craie sur la peinture noire
d'une armoire de bureau métallique à quatre tiroirs, alors que tombent le
soleil et la nuit sur le calme des coteaux, la rumeur de la ville. Il les
grommelle, les mâche, les bavasse en désordre, les vers des Impressions de
promenade qu'il gribouille sur la tôle: "Nous payons l'impôt, gn'a
des lois [...], ma parole, on n'est plus chez soi." Et ça monte, ça
fouaille, ça gouale à plein bec – "Merd’ ! V’là l’Hiver et ses dur’tés
!" L'a ben d'la colère, le gueux, à commencer contre tous ceux qui ont
fait bombance de la misère d'autrui : ceusses de la presse et les Socialisses,
Hugo, Richepin, "ben pis Mirbeau et pis Zola / Y z’ont plaint les Pauvres
dans des livres", tous ces artisses et ces rupins d'malheur. Ben d'la
colère et du rêve aussi, surtout lorsqu'il rencontre "l’ Rouquin au cœur
pus grand qu’ la Vie [...], l'bâtard de l'Ange [...], eul' l'charpentier
toujours en grève". J-C. lui-même, tombé d'on ne sait où en revenant, pâle
et crevard comme les autres dans le miroitant du marchand de vin. Allez,
"on perd son temps à s'engueuler..." Ben du rêve et d'la chimère,
celle qu'on en est l'unique amant, qui monte en lune d'été pour offrir ses
nichons entre songe, espoir et déception. D'la chimère mais du désespoir, celui
qui pousse à dire son fait au Bon Dieu, envier et vomir la vie de dedans les
masons, désirer le baiser de celle en noir, "la sans-pitié, la
sans-mamelles." Du désespoir, alors se musser sur le pavé en baron perdu
de l'asphalte, dormir... "Et n'plus jamais rouvrir mes falots sanglants
sur la vie."
Rictus impur, puissant Garniouze
Comme ils avaient raison les murmurants, les exhortateurs :
il faut aller voir Garniouze. Pour Rictus, bien sûr et d'abord, cette langue à
ras de trottoir qui n'a jamais empêché la poésie de fleurir, profitant de la
moindre fissure – et qui, quoi qu'en dise le rimailleur, doit autant au jar de
Richepin qu'au libertaire Mirbeau.
Il n'est pas pur, le Rictus de Garniouze. Ses soliloques s'entremêlent de voix plus neuves entendues à la télé, à la radio, pour vanter le savoir-faire sécuritaire de la France ou débattre de la pénibilité du travail – pauvres chirurgiens, branleurs de fonctionnaires... Il y passe des noms, çui du Douillet dont la boîte à pièce jaunes attend le sou sur le trottoir, celui même d'un Dominiq' Strau qu'aurait p'têt fait des trucs pas nets et qu'on lui dirait rin. Baste : la misère, la bonne conscience à deux balles et l'impunité sont de tous les temps, justifiant ces anachronismes mesurés. "J'suis l'Homme modern' qui pouss' sa plainte / Et vous savez ben qu'j'ai raison", voilà.
Pour Rictus donc, mais surtout pour Garniouze. Ce qui revient à peu près au même tant l'artiste, habité par son personnage, semble faire corps avec cette figure de gueux anonyme qu'on confond volontiers avec le poète ; à tort, puisque Rictus ne connut jamais la misère. L'artiste a l'intelligence du spectacle et de la rue. Son armoire sur roues, vade-mecum fatrasique où brûlera un cageot avant qu'en sortent portrait de femme, poupée Barbie, canette ou revolver, est presque un personnage en soi, un double obscur et muet fait d'objets et de mots à la craie. Les lieux, quels qu'ils soient, lui font un décor tout prêt qu'il exploite sans vergogne, Jésus-Christ sous la croix du village, fouilleur de vraie poubelle, mourant en contrebas du cimetière – en ville, ce sera une autre manière de faire rue.
Mais tout cela n'est rien en regard des textes soigneusement choisis et réordonnés pour dire une vie et toutes les misères, d'une interprétation intense dont la puissance d'émotion croît à mesure que l'espoir sombre.
Comment, vous n'avez pas vu Garniouze ? Il faut aller voir Garniouze... ||
Il n'est pas pur, le Rictus de Garniouze. Ses soliloques s'entremêlent de voix plus neuves entendues à la télé, à la radio, pour vanter le savoir-faire sécuritaire de la France ou débattre de la pénibilité du travail – pauvres chirurgiens, branleurs de fonctionnaires... Il y passe des noms, çui du Douillet dont la boîte à pièce jaunes attend le sou sur le trottoir, celui même d'un Dominiq' Strau qu'aurait p'têt fait des trucs pas nets et qu'on lui dirait rin. Baste : la misère, la bonne conscience à deux balles et l'impunité sont de tous les temps, justifiant ces anachronismes mesurés. "J'suis l'Homme modern' qui pouss' sa plainte / Et vous savez ben qu'j'ai raison", voilà.
Pour Rictus donc, mais surtout pour Garniouze. Ce qui revient à peu près au même tant l'artiste, habité par son personnage, semble faire corps avec cette figure de gueux anonyme qu'on confond volontiers avec le poète ; à tort, puisque Rictus ne connut jamais la misère. L'artiste a l'intelligence du spectacle et de la rue. Son armoire sur roues, vade-mecum fatrasique où brûlera un cageot avant qu'en sortent portrait de femme, poupée Barbie, canette ou revolver, est presque un personnage en soi, un double obscur et muet fait d'objets et de mots à la craie. Les lieux, quels qu'ils soient, lui font un décor tout prêt qu'il exploite sans vergogne, Jésus-Christ sous la croix du village, fouilleur de vraie poubelle, mourant en contrebas du cimetière – en ville, ce sera une autre manière de faire rue.
Mais tout cela n'est rien en regard des textes soigneusement choisis et réordonnés pour dire une vie et toutes les misères, d'une interprétation intense dont la puissance d'émotion croît à mesure que l'espoir sombre.
Comment, vous n'avez pas vu Garniouze ? Il faut aller voir Garniouze... ||
Jacques-Olivier Badia
La Dépêche du Midi – 10 septembre 2011
| Propos recueillis par Sarah
Bonnefoi
Ramonville.
Le monde dans une drôle d'armoire
Le dernier spectacle de
Christophe Garniouze, coproduit par l'Usine, est l'un des moments les plus
attendus de cette 24e édition du festival des arts de rue de Ramonville. Nous
lui avons posé quelques questions.
Comment s'est faite
la réalisation du spectacle Rictus ?
Cela fait quinze ans s
que je connais et souhaite mettre en scène le poème « Les soliloques du pauvre
» de Jehan-Rictus. Avec François Boutibou, aux arrangements musicaux, j'erre
dans différents lieux avec une armoire. J'ai aussi actualisé le personnage en
montrant l'image d'un homme moderne déchu, comme les banquiers ruinés de Lehman
Brothers. Il y a une adaptation, mais il est frappant de voir à quel point ses
propos sont toujours d'actualité.
En quoi cela est
intéressant pour vous de jouer ce texte dans la rue ?
Tout d'abord, j'ai
commencé dans la rue, en faisant des numéros de jonglage dans le métro
parisien. Je suis issu du milieu du cirque et du clown. Ensuite, le texte est
un monologue cynique sur la décadence du monde, relaté par un vagabond. C'est
dans l'errance qu'il est dans l'introspection et fait de nouvelles rencontres.
Il n'y a que dans la rue que je peux déambuler de la sorte et je trouve qu'il
n'y a aucun intérêt de l'interpréter en salle.
Est-ce que c'est
aussi le côté militant du texte qui vous a séduit ?
Bien entendu, les propos
de Rictus sont aussi le reflet d'un message que je souhaiterais faire passer.
Même si les arts de rue peuvent relever du divertissement, il me semble que les
artistes doivent oser mettre en scène des œuvres écrites dans la rue.
Quel regard
portez-vous sur la profession aujourd'hui ?
Il y a une nette
professionnalisation du métier. La danse est descendue dans la rue, ce qui est
très bien. Toutefois, cela manque parfois d'audace. Pour moi, les arts de rue
restent une incursion dans le quotidien des gens pour les bousculer, les
interroger. Personnellement, je suis plus dans l'engagement qu'à mes débuts.
Retrouvez Garniouze, La
Passante, le clown Léandre, les 2Brayeurs, et bien d'autres au festival de rue
de Ramonville. Accueil du public et billetteries place Jean Jaurès, samedi de
12heures à minuit et dimanche de 13heures à 18heures. La plupart des spectacles
sont gratuits.
Samedi et dimanche à
Ramonville-Saint-Agne
La
Montagne - lundi 22 août 2011
L'
insolente jeunesse toujours de mise au festival d'Aurillac
La 26e édition du Festival de
théâtre de rue, qui a pris fin dans la nuit de samedi à dimanche, a brillamment
transformé l'essai d'ouverture transdisciplinaire déjà marqué l'an dernier.
Julien Bachellerie
La couleur
avait été annoncée, la programmation cette année n'a pas déçu : plurielle,
en contre-pied, savante et populaire, portée par l'irrévérence et la rêverie
stellaire. Partout. Dans le tumulte baroque du centre-ville, dans les quartiers
périphériques, aux abords verdoyants de la cité. Après le 25e anniversaire,
marqué par une présence en force de l'art performance, la nouvelle édition
devait donner le change. Abonder encore dans l'inattendu, la surprise renouvelée
en d'autres lieux, sous d'autres formes.
Militant
pour des expériences innovantes, revendicatif pour un vrai droit de citer des
arts dans tous les espaces publics, le festival a cette année encore placé haut
la barre et offert une programmation à la hauteur de ses ambitions. Un
engagement brillamment illustré, de manière frontale ou en filigrane, au fil de
l'affiche, riche de découvertes, d'essais. Le tandem Generik Vapeur\Magma
Performing Théâtre de Nadège Prugnard, d'abord, qui en ouverture annonçait la
couleur de l'engagement avec son Fuckin' Cendrillon. Un conte revisité et
marqué au sceau d'une parole incandescente.
La
contestation politique a également revêtu la forme de l'uppercut et de
l'embrasement avec Bang, performance signée Mickaël Féral et Bernard Pesant en
forme de cri nocturne, forgée à l'embrasement pyrotechnique et nourrie de
percussions échevelées. L'installation de la compagnie de Gwénaël Morin et de
son Antigone d'après Antigone de Sophocle au sein du quartier de la Montade,
avec la participation des habitants, a également constitué l'un des actes
artistiques culminants en réinterrogeant en profondeur la place du
théâtre : son lieu, ses acteurs et son public.
La musique
et, plus largement, les univers sonores de tous crins, ont également émaillé
cette édition aux allures de charivari populaire en grand format : les
improvisations hirsutes des Music-hall de Fantazio et sa trentaine d'invités ;
le Chaos à quai de Nicolas Frize à la gare ; des rencontres étincelantes dans
le dialogue des univers, comme celle du saxophoniste Akosh S. avec le
jongleur et danseur Jörg Müller ; le tableau percutant de Metalovoice...
Un langage
sonore qui n'a pas pour autant éclipsé celui, constitutif, des mots de la rue.
Le public s'est ainsi repu avec délice du jardin de Tartar(e), sis au coeur du
Square, de même qu'il s'est abreuvé aux histoires de vie, fiévreusement
humoristique, de Ronan Tablantec, infatigable avec son acolyte dessinateur
Benoît Bonnemaison-Fitte dans la fraîcheur providentielle de la Cave.
Enfin
(mais aussi surtout), le nombre des compagnies de passage n'a pas fléchi cette
année (ni, d'ailleurs sa qualité, comme en atteste Rictus de Garniouze, perle
sombre pêchée dans le grand bain) avec 596 formations présentes. Sans
compter les nombreux artistes venus, à l'improviste, nourrir le « off du
off », parachevant ainsi la traditionnelle toile protéiforme et colorée de
la manifestation.
Sur le
mode de l'imprévisible que réserve toujours le rendez-vous, aussi, et prenant
les spectateurs à rebrousse-poil avec jubilation, Les Chiens de Navarre ont
joué les iconoclastes débridés, la dramaturgie hirsute et l'humour vitriolé
puisé dans l'absurde avec Une raclette déjà culte. Le festival a 26 ans,
et il n'a pas perdu son insolente jeunesse en chemin !
D'autres
horizons artistiques proposés hors les murs
Imperturbablement
opposé à une politique de moindre culture (et inversement), le festival
d'Aurillac continue à déplacer toujours davantage les horizons artistiques, à
questionner l'environnement, la nature, le paysage, la place du regard.
Installés
dans la campagne, sur les hauteurs de la ville, voire sur un lac, certaines
créations ont efficacement donné une bouffée d'air au public. Une respiration
pour prendre le temps de regarder autrement (Contre nature de Tricyclique Dol,
avec ses incongruités à rechercher dans la verdure) ou simplement glisser, à la
faveur de la nuit, dans les méandres d'un long poème visuel (on songe à
l'éloquence esthétique et fragile d'HoriZOne, petit joyau onirique offert par
le Groupe ZUR).
Si ces
actes décentrés ne font pas figure de nouveauté, ils continuent, avec les
Préalables dans les villages, d'interroger efficacement la relation
qu'entretient le spectacle de rue avec l'extérieur des villes. Au faîte de ces
itinérances possibles, la création Opéra d'O d'Ilotopie, installée au lac de
Saint-Étienne-Cantalès, fit sur l'eau figure de vrai théâtre en campagne
L’Humanité - le 27 Juillet 2011
Des spectacles au millimètre mettent Chalon dans la rue
Du 20
au 24 juillet,
les arts de la rue ont investi cette année encore et pour
la vingt-cinquième fois les moindres parcelles de l’espace urbain.
Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), correspondance.
Un bout de
trottoir, de réverbère, de mur… Il suffit de pas grand-chose pour que l’art,
quel qu’il soit, s’intègre dans l’urbain. Une intégration qui se mesure à la
porosité de l’un à l’autre, ne supportant aucune seconde de décalage dans le
timing. À ce jeu, quatre compagnies ont particulièrement brillé. À commencer
par le Begat Theater et ses Histoires cachées ; le
spectateur, écoutant le texte casque sur les oreilles, est invité à suivre dans
les rues un objet qui passe entre les mains de différents personnages dévidant
leurs pelotes de vie au sein du labyrinthe de l’intime. Se révèle alors un jeu
de miroir à trois facettes : le réel qui
s’estompe, le factice du théâtre s’affirmant comme seule véracité, et le regard
sceptique de l’extérieur sur ledit spectateur. Le moi, le ça, le surmoi ? De souvenirs, il était également question avec
Vagues à l’âme, de Mastoc Production. Avec une poésie extrême, comme une
caresse maternelle, comme un goût retrouvé pour la douceur des choses, la
danse, le chant, les images projetées, les textes retissent ces liens si fins
et résistants, ces fils de « soi », qui unissent chacun à son enfance.
Un
jeu d’acteur époustouflant
« Ce soir j’ai vu des anges », lance une spectatrice à la sortie. Avec le
spectacle Rictus signé Garniouze, l’émotion est encore montée d’un cran, de ces
émotions qui tordent les tripes et qui enserrent leur proie jusqu’à l’étreinte
finale, douloureuse. Sur un texte de Jehan Rictus, auteur oublié du XIXe siècle, un homme seul et à la rue, un SDF, dirait-on
aujourd’hui, soliloque. Quelle merveille d’entendre cette gouaille ciselée aux
doubles tranchants du populaire et de la littérature ! « Quand j’pass’ triste et noir, gna de quoi
rire. Faut voir rentrer les boutiquiers, les yeux durs, la gueule en tir’lire
dans leurs comptoirs comm’ des banquiers. » À la
beauté du texte s’ajoute un jeu d’acteur époustouflant, un phrasé à couper le
souffle et à faire perler les yeux. Mais dans la rue on passe rapidement des
larmes au rire, surtout si on se laisse surprendre par quelque petit bijou
comme le Garden & square, de la compagnie Deracinemoa. Dans ce jardin à
l’anglaise, l’humour se taille au cordeau entre deux jardiniers victimes toutes
désignées, une vieille dame prête à flinguer à tout-va et une statue qui n’en
finit plus de mourir tant elle ne veut pas rater sa mort. Les gags s’enchaînent
au millimètre près à un rythme effréné avec la vivacité d’un bon vieux dessin
animé de Tex Avery. C’est drôle, c’est inventif, c’est frais, c’est du bonheur
à l’état pur pour un auditoire très vite submergé par une déferlante de rires.
Journal de Saone-et-Loire – 23 juillet 2011
Garniouze. Théâtre déambulatoire. Un homme en errance
Garniouze est seul en scène, seul en rue, avec sa grande armoire toute rapiécée. Il dit la poésie de Jehan Rictus.
Lorsqu’à la fin du
XIX e siècle Jehan Rictus écrit ses Soliloques du Pauvre, la
poésie, encore un peu, trouve l’audace d’exister dans la rue, tous les jours,
des riches boulevards aux banlieues poussiéreuses. Arme fatale de l’alpagueur
public, ficelle rêvée du boniment, le lyrisme n’a pas alors, à la différence
peut-être d’aujourd’hui, trop mauvaise presse.
Long recueil en
vers de huit pieds, Les Soliloques du Pauvre emprunte justement à la rue cette
gouaille superbe des faubourgs d’antan, se rit des « e » muets et de
l’orthographe noble, triture la syntaxe classique, n’a que faire, pour finir,
de la grammaire ampoulée des élites. C’est une langue grasse, organique,
moderne et broussailleuse. Une langue que dans son spectacle Rictus, le
comédien Garniouze, assez logiquement, a souhaité restituer à la rue,
mobilisant pour la faire entendre toutes ses énergies, l’hurlant parfois, la
vomissant, aussi, quand il le faut.
L’homme qu’il
incarne est seul, traînant ou poussant son armoire de bureau, classeurs,
papiers, photos, téléphones, vieux journaux, débris de cagettes, débris de sa
vie. Il n’a que ses pensées, sa parole et son monologue, extérieur, pour
continuer, continuer d’avancer, un pas, un autre pas, et puis encore un autre.
On le suit, nous, aujourd’hui, témoins invisibles de sa pauvreté, de sa
détresse, de sa folie naissante. Représentant de ceux que nul ne représente, il
est des leurs, et cette position rend sa harangue tout à fait légitime,
poignante. Le sourire aux lèvres figé, grimace et politesse d’un désespoir
pudique, le poète s’adresse à Dieu et aux autres, qui lui manquent, aux autres
du passé, aux autres du présent, à lui-même.
Une performance
d’acteur exceptionnelle, rocailleuse et braillante, mais fine et tendre,
habitée, exaltée. Un auteur, aussi, à découvrir, dense et heurtant, brut.
Rictus, notre
contemporain – 14 juin 2011
Il est des textes dont on peut dire qu’ils n’ont pas d’âge. Les
Soliloques du pauvre de Jehan Rictus sont de ceux-là. Certains de ses
extraits font les beaux soirs des diseurs de poèmes (il s’agit d’octosyllabes)
et sont devenus des morceaux de concours au Conservatoire.
Mais les retrouver sur le trottoir, éructés par un comédien d’aujourd’hui,
investi de cette parole qui malheureusement dépasse les siècles, c’est tout
autre chose. L’œil bleu, le costume à peine défraîchi, un homme écrit à la
craie sur un lampadaire, sur une armoire métallique posée là. Une nappe sonore,
quasi subliminale, accompagne le texte qu’il amorce, le temps que les
spectateurs arrivent. Il y est question de mal-être, d’exclusion : ce clochard
digne nous invective, sans autre violence que celle tournée contre les
injustices sociales, la pauvreté, la misère humaine. En six étapes, il nous
entraîne dans la ville, égrenant des textes d’une actualité effarante, bien
qu’ils aient été écrits en 1897. Au bout …C’est la première fois que Garniouze
s’empare d’un texte qu’il profère dans la rue. Et pourtant, l’espace public, il
le connaît. Depuis une vingtaine d’années, il arpente les trottoirs, d’abord
avec Okupa Mobil, puis avec Le Phun. Cette fois, il se lance dans un soliloque,
accompagné par François Boutibou avec qui il a imaginé l’univers sonore et qui
mixe en direct tout au long du parcours. La modernité de la diction, les thèmes
terriblement contemporains trouvent toute leur résonnance et leur ampleur dans
le travail subtil de ce compagnon discret. Ce spectacle décape et pourtant il
n’a de choquant que ce qu’il reflète de la réalité d’aujourd’hui. Pas besoin
d’être clochard pour avoir mal à la société ; ce « Rictus » nous l’envoie en
pleine figure. Ames sensibles s’abstenir. Cette création de l’année a été
présentée au festival Furies à
Châlons-en-Champagne. On la retrouvera à Chalon dans la rue (du 20 au 24
juillet), à 18 heures, Quartier Saint Côme ; ainsi qu’à Aurillac (16 au 20 août).
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